Habiter la voûte [Living Vault]

Avec Arquitetura Nova (Flávio Império, Rodrigo Lefèvre, Sérgio Ferro)

« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, 1968.

1 — « Arquitetura Nova » (ou « Dessin/Chantier ») est le nom d’un groupe de trois architectes brésiliens qui a développé dans les années 1960 une critique théorique et pratique radicale de l’architecture du capital (Flávio Império, Rodrigo Lefèvre et moi). La principale proposition de ce groupe est la substitution de la priorité attribuée par le modernisme au développement de forces productives de la construction par celle de rapports de production plus justes, rationnels et autonomes. Ce changement est au fondement de la nouvelle gauche autour de 68 : une tendance libertaire dans un contexte mondial de regain révolutionnaire et de relecture attentive du marxisme. Depuis Saint-Simon, le progrès des forces productives est le mot d’ordre du capital et du socialisme utopique. Le dépassement des rapports capitalistes de production, au contraire, est une revendication éminemment ouvrière.

2 — Marx précise : la transformation du travail en capital, en soi, résulte de l’acte de l’échange entre capital et travail dans la sphère de la circulation. Cette transformation cependant ne devient effective, ne produit ses effets que dans celle de la production. C’est là que la lutte quotidienne des classes devient réelle. C’est là que le projet d’architecture exerce son pouvoir unilatéral de prescription. C’est donc de là que doit partir l’analyse et que doit intervenir toute tentative réaliste de transformation des rapports de production dans l’élaboration de l’espace, ce qui semble secondaire pour la tradition académique. Le chantier est le véritable prédominant, et non l’oeuvre achevée. Cette thèse réunit tous les participants de cette exposition.

3 — Notre analyse de l’architecture doit donc commencer par une caractérisation précise de son modèle productif. Il s’agit, dans le cas de la construction, d’une manufacture. Elle se différencie de la coopération simple par la division accentuée du travail et de l’industrie, par l’absence d’extériorisation des passages essentiels de la production par des machines opératrices. Elle comporte principalement des équipes de travailleurs spécialisées en métiers distincts et quelques machines auxiliaires dans les opérations lourdes. Son essence est le travail humain. L’analyse, en conséquence, doit se concentrer surtout autour des modalités du processus de travail, c’est-à-dire les rapports de production à modifier dans les différents types de construction.

4 — Depuis qu’elle a été instaurée au XVe siècle, la manufacture de la construction est une source inépuisable pour l’accumulation et la rentabilité du capital grâce à son poids dans le PIB, la composition organique de son capital et à sa simplicité technologique. Malgré son « retard », la manufacture de la construction est indispensable pour soutenir l’ensemble de l’économie du capital – ce qui fait de son « retard » une détermination actuelle.

5 — Depuis le XIXe siècle, la production du bâtiment collabore aussi à une autre mission imposée par le cauchemar du capital productif évolué : la chute tendancielle de son taux de profit due précisément à l’industrialisation. Or, le taux de profit de ce secteur manufacturier est très élevé puisqu’il implique une masse énorme de force-de-travail (c’est-à-dire de capital variable) et donc de plus-value. Cette masse, aspirée par péréquation, relève le taux moyen de profit ébranlé par l’avancement de l’industrialisation.

6 — La construction, en principe, doit donc rester manufacturière (sauf peutêtre en ce qui concerne les équipements nécessaires au fonctionnement matériel du capital, sa partie constante). Cela est indispensable au maintien du système du capital. Conséquence inévitable : pour « abolir l’état actuel » de la construction, c’est-à-dire, pour transformer à fond ses rapports de production, il nous faut partir nécessairement de la manufacture telle qu’elle se comporte aujourd’hui. Elle est « la prémisse actuellement existante » dans ce secteur.

7 — La manufacture de la construction, cependant, porte les traces de son adaptation à l’exploitation maximale du travail. La seule démarche correcte pour nous, dans la visée d’un changement radical des rapports de production, est celle de la négation déterminée : le refus total de tout ce qui est contraire à la logique immanente d’une manufacture rationnelle et autodéterminée, c’est-à-dire le refus de toute trace de subordination, la base de l’exploitation. « La liberté devient concrète à partir des formes de la répression : en s’opposant à elles » (T. W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 207). La principale contribution d’Arquitetura Nova, à mon avis, fut d’avoir initié cet effort rigoureux d’opposition, tant dans la pratique que dans la théorie.

8 — Sans une radicale révision des rapports de production, c’est-à-dire sans l’instauration de l’autodétermination d’un corps productif authentique (lequel doit inclure tout l’apparat prescriptif aujourd’hui séparé de la production proprement dite), l’appropriation sociale des moyens matériels de production ne servira à rien. Le lamentable échec des essais de « socialisme réel » du siècle dernier le démontre clairement.

9 — En revanche, il ne s’agit pas d’attendre que tout cela soit accompli pour commencer à construire l’avenir. « […] la critique se doit avant tout de refuser d’opposer au réel un devoir-être abstrait, de type moral, ou des projections utopiques […] il faut, au contraire, reconnaître dans l’immanence même du réel les “déchirures” qui brisent son unité immédiate, les contradictions qu’il ne peut ni supporter ni surmonter tant que l’“ancien système demeure en place” » (Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution de Kant à Marx, Paris, La fabrique éditions, 2017, p. 343 ; les citations entre parenthèses sont de K. Marx, Lettre à A. Ruge, septembre 1843). Cette transformation radicale ne sera pas le résultat d’un saut ponctuel futur. Là où elle n’est pas déjà entamée, elle peut et doit commencer dès maintenant, à partir des « déchirures » et contradictions que « l’ancien système » est incapable de résoudre.

10 — Il y a déjà actuellement un nombre considérable d’essais, d’expériences et de réalisations alternatives de très grande qualité et cohérence politique et sociale. Il ne s’agit pas d’une école ou d’un mouvement organisé, mais d’une constellation ouverte selon le modèle de la parataxe : une convergence tendancielle. Il est temps de faire connaître ses variantes et ses résultats prometteurs, malgré les énormes obstacles opposés par notre société. Bref, il y a déjà une autre pratique architecturale que celle des stars du dévergondage et celle qui vise le marché (ce sont les mêmes). Évidemment, cette autre pratique n’est que partielle : il nous reste beaucoup à faire pour abolir réellement « l’état actuel ».

11 — Un des avantages de la forme manufacturière restructurée de production est sa prédisposition relative à intérioriser sans trop de difficulté la transformation radicale des relations de production. Elle est composée essentiellement de travail humain, sans trop de contraintes extérieures comme celle de la gestion de la machinerie, au contraire de ce qui se passe dans la subordination réelle du travail dans l’industrie. Il reste toujours une autonomie productive dans la subordination formelle qui est le genre de subordination propre à la manufacture, ce qui facilitera la transition vers des relations exemptes de subordination. Dans les expériences déjà réalisées, la formation d’un corps productif autogéré prend rapidement un essor admirable.

12 — C’est pour le démontrer que j’ai voulu associer la généreuse invitation d’Abdelkader Damani à Arquitetura Nova pour exposer au FRAC Centre- Val de Loire quelques exemples d’initiatives principalement brésiliennes qui vont dans ce sens et qui me sont très chères. Au moins deux figurent dans l’exposition : Usina, un cas remarquable de dépassement profond des rapports actuels de production, et la nouvelle succursale de l’Université fédérale de São Paulo (l’Institut des villes), un projet inducteur de pratiques libertaires nouvelles.

13 — « Structurée en juin 1990 par des professionnels de divers champs d’activité comme une assistance technique pour des mouvements sociaux, Usina – Centre de travaux pour l’environnement habité – favorise les processus qui promeuvent la capacité de planifier, de projeter et de construire par les travailleurs eux-mêmes, mobilisant des fonds publics dans un contexte de lutte pour les réformes urbaine et agraire. Usina a déjà participé à la conception et à l’exécution de plus de cinq mille unités d’habitation, des centres communaux, des écoles et des crèches dans plusieurs villes et implantations rurales [...] Elle a aussi participé au développement de plans urbanistiques, à des projets d’urbanisation de favelas et à la formation et organisation de coopératives de travail [...] L’équipe [...] a l’intention de dépasser la production [...] strictement commerciale de l’architecture et de l’urbanisme et cherche à intégrer et engendrer des processus alternatifs à la logique du capital par le moyen d’expériences sociales, spatiales, techniques et esthétiques contrehégémoniques » (Usina : entre o projeto e o canteiro, org. I. Vilaça et P. Constante., CAU/SP, 2015, p. 375).

14 — L’Institut des villes de l’Université fédérale de São Paulo fut une des dernières initiatives d’expansion du système public de l’enseignement supérieur du gouvernement du Parti des travailleurs (2003-2016). Le nouveau campus et sa convention furent établis par le ministère de l’Éducation à la fin de l’année 2014. Cette initiative n’était plus une priorité du gouvernement (en crise), mais le fruit de la lutte sociale des nombreuses mobilisations populaires dans la région est de São Paulo (quartiers ouvriers comptant 4 millions d’habitants). Dès 1970, cette région fut le berceau des mouvements urbains, fondamentaux dans la lutte contre la dictature. Pendant les années 2016 et 2018, le Brésil a vécu successivement le traumatisant impeachment de Dilma Rousseff (considéré comme un coup d’État), l’incarcération sans preuve de Lula et l’élection de la figure controversée et grotesque de Bolsonaro, appuyé par des groupes évangéliques, militaires, néolibéraux, d’ultra-droite, brésiliens et internationaux (spécialement nord-américains liés à Trump). Dans ce cadre anti-populaire, anti-intellectuel, régressif et obscurantiste, l’espace pour l’université publique, critique et socialement engagée, se réduit. Les universités subissent des attaques, de basse intensité pour le moment, avec des enseignants et des dirigeants persécutés et criminalisés. L’Institut des villes, en situation précaire, ne s’épanouit pas comme prévu mais n’abandonne pas sa lutte. Il est aujourd’hui une petite tranchée de résistance, avec seulement 15 braves enseignants, réalisant beaucoup d’actions inventives qui entrelacent éducation, théorie critique et pratique transformatrice. Ils réalisent des travaux avec des communautés et des groupes d’étude sur différents sujets, montent un centre de mémoire et documentation, font des cours pour la formation de leaderships populaires et d’enseignants des réseaux publics, préparent un chantier-école, etc. Une des forces intellectuelles qui inspira le projet politique pédagogique de l’Institut des villes fut, sans doute, le légat d’Arquitetura Nova et son épanchement dans les diverses initiatives d’architectes et enseignants engagés dans les pratiques populaires autogestionnaires et émancipatrices. L’Institut développe un nouveau constructeur/penseur des villes, qui allie la théorie la plus radicale et novatrice avec l’exercice expérimental, une rencontre entre critique, travail et liberté, inspirée de Paulo Freire, Darcy Ribeiro et Augusto Boal, parmi d’autres, alliant savoirs, corps et créativité dans la résistance contre la barbarie.

15 — Au cours du premier trimestre 2020, un séminaire international sera organisé dans le cadre de cette Biennale du Frac Centre-Val de Loire. Il développera ces thèmes. D’autres intervenants pourront alors présenter et développer leurs expériences, comme par exemple le groupe HA de Paulo Bicca de Porto Alegre (Brésil), les expériences de Silke Kapp (grupo MOM) avec des favelas en Minas Gerais (Brésil), les expériences de construction en briques de Victor Lotufo à São Paulo (Brésil), les activités de quelques groupes réunis à La Plata (Argentine) pour le IVe Congrès de l’ELAC (Encuentro Latinoamericano Arquitectura Comunitaria), etc.

16 — Les pays périphériques comme le Brésil absorbent souvent des idées et paradigmes métropolitains. Ceux-ci subissent une sorte de diffraction quand ils pénètrent le nouveau milieu. Moins avancé que celui des métropoles, ce milieu produit des effets de distorsion sur ces importations qui, dans certaines conditions, ont un pouvoir de démystification assez puissant. Il s’agit là, bien sûr, d’un processus bilatéral. Dans ce sens, la participation à la construction de Brasilia a eu un grand impact révélateur pour Arquitetura Nova. La contradiction criante entre le discours euphorique des politiciens et architectes sur la nouvelle capitale, sur sa conformité avec les directives du CIAM et du modernisme « vertueux » dans le cadre d’un programme douteux de développement et d’intégration national et, de l’autre côté, la violence et l’expropriation barbare exercées contre les travailleurs en situation de presque esclavage apparut avec une grossièreté indécente. C’est cette contradiction qui éveilla Arquitetura Nova. Cet éveil, à son tour, a permis un autre regard sur l’architecture métropolitaine. Plus encore : il est bien possible que l’intériorisation par le néolibéralisme d’une sorte de sous-développement dans les métropoles importe aussi avec elle les distorsions apparues dans les pays périphériques. Ce qui rendra les expériences comme celles d’Arquitetura Nova, de l’Institut des villes et d’Usina, par une de ces « ruses de l’histoire », extraordinairement pertinentes aujourd’hui en Europe.

17 — Je remercie Abdelkader Damani, directeur du Frac Centre-Val de Loire, Davide Sacconi, curateur de l’exposition sur Arquitetura Nova et ses invités, et Vincent Michel, inspecteur des patrimoines du ministère de la Culture, pour leur inestimable et chaleureuse collaboration.

Sérgio Ferro

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