Lacaton & Vassal

Construire l'échappement une histoire d'air, de vide, de lumière et de liberté, 2019

En regardant de l’extérieur la tour dans laquelle il a été enfermé jusqu’à ses 17 ans
Kaspar Hauser s’exclame :
« Cela ne se peut pas !
Quand je suis dans la pièce, partout où je regarde,
de droite à gauche, en avant et en arrière, il n’y a que la pièce.
Mais quand je regarde la tour et que je me retourne, la tour est partie.
La pièce est donc plus grande que la tour ! »
Werner Herzog, The enigma of Kaspar Hauser, 1974.

La transformation produite par un espace intérieur est un phénomène complexe et passionnant.
Dans chacun de nos projets, nous cherchons à fabriquer des espaces de dilatation, de basculement à partir de l’intérieur, en lien étroit avec l’extérieur. Il s’agit d’un débouché insoupçonné sur le ciel depuis le toit d’une école, du basculement soudain dans le grand paysage de Bordeaux à partir du glissement d’une baie dans une barre de logements, de l’ouverture sur un grand large après une ascension verticale le long d’une façade.

Ces moments d’architecture relèvent de la soudaineté, du renversement, d’un imprévisible échappement à partir d’une situation d’enveloppe, d’intérieur. Ils sont rendus possibles car il y a un processus de transformation par l’architecture. Celle-ci embarque l’habitant depuis la rue, l’isole, le retient, lui ouvre et le délivre quand, depuis l’intérieur, il découvre un contact impensable avec l’extérieur. Un autre extérieur que celui qu’il croit connaître. L’architecture permet de produire des échappées fabuleuses. Elle permet, depuis l’intérieur, de transformer la ville, de l’agrandir, de la surélever, de la miniaturiser, de l’amplifier.

Dans chacun de nos projets, ce phénomène de basculement est différent, de même que le dispositif pour y accéder. Chaque élément d’architecture – l’escalier, le coulissant, l’ascenseur, la porte mais aussi les bibelots, les choses traversées – devient un transformateur de point de vue.

Ces espaces d’échappement produisent des imaginaires très forts. Ils sont porteurs de liberté. Ils posent les conditions du rêve. Un rêve n’est pas une image. C’est une situation de bouleversement profond entre un état antérieur et un état présent, entre un espace d’avant et un espace d’après.

Cette approche de la construction du projet comme une succession de séquences spatiales intimement liées entre elles, continues et discontinues, horizontales et verticales, lumineuses et obscures, proches et lointaines, renvoie à une approche du projet comme fragment. Le fragment est une manière de penser le projet et de le travailler de très près. C’est une manière de résister au piège de l'oeuvre, au piège de la totalité et de la généricité : échapper à la fixation du mouvement comme un refus catégorique de la composition.

Par le développement de ce mode de pensée et de faire, notre travail établit des affinités avec le cinéma, et plus précisément la construction filmique. À la différence de l'architecte qui, traditionnellement, conçoit un projet comme un tout, avant d’en
développer des détails dépendant d'une cohérence globale, le cinéaste, même s'il a en tête l'idée d'un ensemble, procède par manipulation de fragments, de plans tournés successivement qu'il juxtapose, coupe, assemble, oppose, monte. L’espace filmique est
ainsi constitué de fragments assemblés reliés entre eux par l’action, le son, le fil narratif.
C’est de cette manière que nous procédons pour concevoir nos projets, en cinéastes, en construisant au fur et à mesure des visions, dans leur intime précision.
En cela, le projet d’architecture est une caméra.
Une caméra particulière.
Une caméra dans laquelle on entre et on sort, dans laquelle on s’infiltre.
Une caméra qui fabrique de la métamorphose.

Pour cette exposition, nous voulons isoler les séquences d’une petite dizaine de nos projets qui expriment ce basculement, sous forme de fragments filmiques dans l’espace vécu et traversé.
Nous voulons isoler ce phénomène si troublant de changement de plan, par l’architecture.
Par le film, nous voulons exprimer cette augmentation d’imaginaire. Par les mots, nous voulons exprimer ce que recouvrent ces phénomènes d’ouverture, de béance, d’échappement, à la fois intenses et libérateurs à partir de la traversée du projet d’architecture, depuis la ville, vers le dehors.

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal

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