Édito

juillet - aout 2021

Pour un devenir féministe

« Vous voulez un site web féminin, c’est ça ? » ; « ce n’est pas la faute de l’histoire de l’art si dans les années 1960 et 1970 il n’y avait pas d’architectes radicales et expérimentales femmes. C’est comme ça, on n’y peut rien. » ; « choisir de n’inviter que des artistes et architectes femmes est réducteur. » ; « concevoir une biennale que pour les femmes artistes, c’est les ghettoïser. », l’ensemble de ces phrases, et bien d’autres qu’il nous est impossible de citer, ont un point commun : ce sont des phrases d’hommes dits du milieu culturel.

Nous pourrions évacuer la question d’un revers de main, rappeler la condition d’invisibilisation des artistes et architectes femmes et mettre en avant l’urgence d’agir. Mais la problématique qui se pose à nous est loin d’être limpide. En effet, « l’agir » à « l’égard de » est toujours supposé sans honnêteté comme si le réel dans lequel nous vivons était devenu le théâtre des vérités et des égalités.
La naïveté des phrases citées ci-dessus, reconnaissant à nos interlocuteurs la circonstance atténuante d’être candides, donne à voir l’étendue du drame. Premièrement, la conviction avec laquelle il est aisé pour un homme d’affirmer, dans l’espace de son illusion de connaissances et sans aucune expertise, l’absence d’artistes et architectes femmes radicales et expérimentales dans les années 1960-1970. Il nous faudrait du temps pour rappeler l’importance, voire la violence, des luttes féministes durant ces décennies à travers le monde. Crier à nouveau que ces années furent celles des libertés et des décolonisations, mais peut-être juste dire à nouveau qu’il n’y a pas d’histoire écrite mais une histoire réécrite en permanence. Deuxièmement, la prétention du qualificatif « réducteur », pour parler du choix unique des femmes artistes et architectes, suppose, inconsciemment nous l’espérons, que l’art des femmes artistes serait réduit sans la présence des artistes hommes. Les mots manquent pour répondre. Mais, peut-être suffit-il de se souvenir d’Alioune Diop organisant le premier colloque des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne en 1956, pour ne citer que cet exemple, et rappeler que « l’agir » dans le monde est conditionné à la mise au jour du problème, non à sa dissimulation dans les bruits d’une histoire dominante.
Faire l’inventaire des injonctions faites aux projets, artistiques ou autres, qui se risquent sur le chemin des pensées féministes serait vain. La suspicion sera toujours là, comme une épée Damoclès prête à stopper nette toute initiative pour régler le problème à la racine. Car effet, c’est à la racine qu’il faut déterrer ce qui en nous les hommes est englué dans notre lourdeur patriarcale, notre misogynie intériorisée, notre désir inassouvi de domination.
Si le monde hurle à cor et à cris la souffrance des inégalités, il en est une qui unit à elle seule l’humanité entière depuis les profondeurs de son histoire : celle dont souffrent les femmes. Aucune religion, aucune croyance, aucune démocratie encore moins les dictatures pas plus que les royaumes n’échappent à la règle.

Et à la veille de nos rendez-vous démocratiques, il est désarmant de constater le nombre restreint des femmes à être investies pour mener les listes.

Et au moment de nos statistiques, il est désarmant de constater que les violences faites aux femmes augmentent jour après jour.

Et au moment de nos inventaires des collections inaliénables, il est désarmant de constater le nombre ridicule des femmes artistes et architectes dont les œuvres sont acquises chaque année.

Et tout cela avec la conscience satisfaite d’un monde d’hommes qui, honnêtement je le crois, pensent faire le nécessaire pour que l’égalité soit enfin une réalité.
Force est de constater chers nous que nous avons eu la chance depuis 400 000 ans de pouvoir changer ce monde et que nous ne le faisons pas. Satisfaits que nous sommes de ne pas voir, nous nous racontons des contes de fées où nous aurions réussi.

Alors il est temps de prendre le chemin inverse de celui de nos rassurances.
N’inviter que des artistes femmes pour penser une « démocratie féministe » n’est pas réducteur, et n’exclut pas pour autant les hommes. C’est la juste vérité de reprendre les choses à leurs racines. Rêver d’un monde autre où ce sont les femmes qui nous disent à quoi ressemble une liberté, à quoi ressemble « une vie bonne » pour reprendre le bon mot de Judith Butler. C’est placer les féminismes au cœur de nos préoccupations, en faire nos mémoires, nos présents et nos futurs.

À nous les hommes d’oublier ce que nous sommes pour nous réveiller dans un monde féministe où, avec Susan Saxe, nous répondrons à la question stupide : qui fait partie de notre réseau ?

[…]
Qui fait partie de mon réseau,
qu’est ce qui nous lie, précisément ?
Autant chercher à comprendre la force
qui pousse le cours d’eau à travers la roche,
qui relie les semblables
et fait s’attirer les contraires

Enquêter sur les marguerites qui envahissent les pelouses,
ou sur le lierre qui pénètre partout où il le désire.
Accuser le ciel d’avoir fait tomber la pluie,
et contribué au débordement de la rivière.
Arrêter la mouette pour vol illégal
décrétez une frontière pour enfermer la mer,
demandez à une montagne de modifier son altitude,
essayez d’empêcher une femme libre de s’exprimer.

Chers hommes, artistes, critiques d’art, journalistes, collègues, fonctionnaires, ouvriers, chefs d’entreprises, journalistes… nous vous attendons pour nous aider à faire advenir une démocratie féministe dont il nous faudra, nous les hommes, être les serviteurs.
Avec l’espoir que cette édition permettra que nous apprenions que l’altérité, quand elle s’accomplit, signifie pour nous les hommes un devenir femme / un devenir féministe.

Madame ou Monsieur Abdelkader Damani